mardi 22 octobre 2013

"Le dernier des injustes", un film de Claude Lanzmann

Benjamin Murmelstein. Ce nom ne vous dit peut-être rien. Et pourtant. Il est le dernier des "doyens" juifs, ou roi des Juifs, à avoir survécu à la Shoah. Il est interrogé et filmé à Rome en 1975 pendant une semaine par Claude Lanzmann, qui vient de commencer sa longue quête qui deviendra en 1985 "Shoah". Lanzmann, impressionné par la personnalité de Murmelstein, qui tint tête à Eichmann pendant sept années en racontant des histoires ("Pourquoi suis-je le seul doyen à avoir survécu? J'ai survécu parce que je devais dire un conte, le conte du paradis des Juifs, Theresienstadt."), et qui réussit à sauver 121 000 Juifs et à éviter la liquidation du "ghetto modèle" de Theresienstadt dont il fut le troisième doyen, décide de ne pas insérer l'interview dans "Shoah" et d'en faire quelque chose, plus tard.

Lanzmann, left, with Benjamin Murmelstein in 1975, in a still from The Last of the Unjust

Plus tard, c'est 2007 ou 2008. Claude Lanzmann, qui avait confié son interview de Benjamin Murmelstein à l'Holocauste Memorial Museum à Washington, assiste à la projection d'un bout de cette interview brute, à Vienne. "Cela m'a totalement révolté. J'ai ressenti ça comme un vol. Je me suis dit : "Mais c'est moi, tout ça!" Et c'est là que j'ai décidé de m'y coller, je vais en faire un film qui soit une oeuvre." 

Il s'y est donc collé, et pas à moitié. Il est retourné sur les lieux, a filmé Theresienstadt, la ville "donnée aux Juifs par Hitler" et qui servit à berner la Croix-Rouge, l'étranger et les Juifs eux-mêmes, qui voulurent se persuader qu'ils y seraient en sécurité, Vienne, Prague, Jérusalem, Nisko, peu connu et pourtant antichambre de Theresienstadt, aujourd'hui localité proprette, bucolique et verdoyante où on trouve "même une discothèque". 

Le dernier des injustes: il regista Claude Lanzmann sul set del documentario sulla figura del rabbino Benjamin Murmelstein
Claude Lanzmann en 2012 à Theresienstadt. La potence. La peine de mort était la seule peine, appliquée pour rien: les nazis faisaient régner la terreur afin d'éviter tout soulèvement.

Il intercale des passages de l'interview de 1975, où l'on voit Benjamin Murmelstein, alors âgé de plus de 70 ans, d'une faconde incroyable, aux souvenirs intacts, à l'intelligence aigüe, intarissable sur son rôle, la vie ou plutôt la mort et le chaos régnant à Theresienstadt et l'attitude d'Eichmann, qu'il qualifie de "démon", apportant un démenti cinglant aux théories de Hannah Arendt qui ne voyait en Eichmann qu'un "petit homme banal", et on le croit car il y était, il n'a cessé de parlementer avec Eichmann pendant sept ans pour sauver des Juifs, autant que possible, et maintenir le "ghetto modèle", coûte que coûte, car Theresienstadt était le seul camp qui était visité, et il fallait qu'il soit propre et présentable, car sinon il n'y avait rien à montrer et les nazis n'auraient pas hésité à le liquider, avec des images tournées en 2012, où l'on voit Lanzmann revenir à 87 ans sur les lieux du crime, arpenter des quais de gare, des villes d'Europe de l'Est et Theresienstadt, lisant des extraits du livre de Benjamin Murmelstein, Terezin, il ghetto modello di Eichmann, publié en 1961.

Claude Lanzmann

"Le dernier des injustes", c'est Benjamin Murmelstein qui se nomme ainsi en 1975 face à Lanzmann, fasciné par l'homme à la culture sans fond, grand connaisseur de la mythologie, roublard, teigneux, répondant à Gershom Scholem qui voulut le faire pendre alors que le même Scholem s'était opposé à la pendaison d'Eichmann: " C'est un grand savant, mais il est un peu capricieux avec la pendaison". Murmelstein est passé par un tribunal tchèque après la guerre, et en est sorti libre et blanchi de toutes ses accusations. Qui sommes-nous pour juger? Qu'aurions-nous fait à la place de ces chefs de communautés nommés Rois des Juifs par les nazis? 

Il y a encore tellement à écrire... le film dure 3h38. Il sort le 13 novembre. C'est un monument comme seul Lanzmann sait les faire, indispensable à la compréhension des Conseils juifs si facilement critiqués par une philosophe juive allemande.
Margarethe Von Trotta faisait sensation avec son "Hannah Arendt" au printemps dernier. 
Il était grand temps que Claude Lanzmann donne à voir et à entendre "Le dernier des injustes".

Le Dernier des injustes

Ecoutez Claude Lanzmann sur France Inter.


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