vendredi 5 avril 2013

Uri Rosenwaks: "Leibowitz: Faith, Country and Man"



Projeté jeudi 4 avril à 14h, au deuxième jour du Festival, ce documentaire d’une heure a rassemblé une quarantaine de personnes. Une heure, pour un sujet aussi monumental que Yeshayahou Leibowitz, c’est peu. En fait, le documentaire d'Uri Rosenwaks dure trois heures, dont seule la première partie a été sous-titrée en français. Mais que sont trois heures par rapport à cet homme qui vécut de 1903 à 1994, échappa de peu au nazisme, étudia en Suisse, s’installa en Israël, et devint la figure la plus marquante de l’opposition israélienne à l’occupation.      
                       

                                                      


Né à Riga, dans l’empire russe, il obtient un doctorat en chimie et philosophie à Berlin, puis un doctorat en médecine et biochimie à Bâle en 1934. La même année il s’installe en Palestine, car il comprend qu’il ne pourra plus jamais retourner à Berlin où il est recherché par les nazis du fait de ses activités sionistes, et devient professeur de chimie organique à l’Université hébraïque. Puis enseigne la neurologie, la biologie et la neuropsychologie. Parallèlement, il enseigne la philosophie à l’université de Haïfa. Il prend sa retraite en 1973 et continue d’enseigner la philosophie à l’Université hébraïque. Il était très pratiquant, disciple et admirateur de Maïmonide, il servait Dieu non pas pour ses éventuels bienfaits, mais de manière totalement désintéressée. Il était profondément sioniste, ne s’imaginait pas vivre dans un autre pays qu’Israël, et il fut le plus virulent critique de la politique de son pays, qu’il qualifia de « judéo-nazie ». 


                                                            


Le documentaire alterne images d’archives et séquences tournées auprès des petits-enfants, disciples et opposants à Leibowitz. Car presque vingt ans après sa mort, il est toujours aussi présent dans les médias israéliens, tant sa pensée était puissante, percutante, prophétique. Il est le premier à avoir perçu le danger, pour Israël, de l’occupation des territoires après la victoire de 1967. Le Dr. Yehuda Melzer se souvient de cette voix sortant du transistor et intimant aux Israéliens l’ordre de partir : « להסתלק! » « Se retirer ! » En 2010, face à la caméra d’Uri Rozenwaks, l’homme grisonnant est encore visiblement impressionné par cette voix qui avait immédiatement compris qu’Israël allait perdre son âme. On ne peut s’empêcher de faire le lien avec « The Gatekeepers », où un des dirigeants du Shin Beth dit approuver la pensée de Leibowitz. Melzer insiste : « Il n’a pas hésité un instant ». Dès lors, Leibowitz ne cessera de fustiger la politique de son pays, de s’opposer aux actions de l’armée dans les territoires. 



                                                          


En fait, cette prise de conscience est venue à Leibowitz après l’opération Qibya. En 1953, en représailles à l’assassinat de la famille Qanias par des Palestiniens, Ben Gurion et Moché Dayan décident sans en parler au gouvernement de lancer l’unité 101 contre le village de Qibya. C’est un massacre. Leibowitz ne comprend pas comment des jeunes gens, des Israéliens, des Juifs, ont pu obéir à un tel ordre et tuer des gens innocents. Tout son être profondément juif, et donc moral, s’insurge. Il écrit « Après Qibya » où il qualifie cette opération d’acte immoral. Et parle de fascisme pour désigner cette valeur suprême que le peuple juif est devenu. C’est un tollé, et le début pour Leibowitz d’une longue série de tollés… car l’homme, juif, sioniste, israélien, qui se dit sans cesse appartenir à ce peuple, l’aime trop pour le laisser se corrompre. Ses cibles sont l’armée, où vont pourtant ses enfants et ses petits-enfants, et où il a lui-même servi en 1948, et le mouvement national-religieux des colons. Habitué des scandales, fin connaisseur de la Torah et du Talmud, il n’hésite pas à provoquer ses interlocuteurs pour mieux les faire réfléchir. Certains lui reprochent d’aller trop loin dans ses provocations, comme le Pr. Asa Kasher, de l’Université de Tel-Aviv, qui reconnaît à Leibowitz de grandes qualités pédagogiques, car il agaçait son public pour attirer son attention, à tel point parfois qu’il risquait de perdre ses auditeurs, comme lorsqu'il compara Tsahal à l'armée nazie. 

                                                        Yechayahou Leibowitz

Leibowitz était un rebelle, un homme libre, un libre-penseur. Il n’a pas hésité à appeler à la guerre civile. Les images d’archive dégagent une puissance incroyable. Leibowitz était maigre, pas très grand, extrêmement intelligent, brillant, il ne se laissait pas démonter sur les nombreux plateaux télé où il était régulièrement invité, et où il en imposait par sa stature morale intransigeante. Lors d’une des ces joutes télévisuelles, il est face à un homme qui lui reproche d’avoir comparé Gaza à un camp de concentration :

L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration il y a des chambres à gaz. »

Leibowitz : (ne regarde pas l’homme, parle calmement) « Je sais qu’il existe des camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. »

L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration il y a des chambres à gaz. »

Leibowitz : (ne regarde pas l’homme, parle calmement) « Je sais qu’il existe des camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. »

L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration il y a des chambres à gaz. »

Leibowitz : (ne regarde pas l’homme) « Je sais qu’il existe des camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. » (Toujours sur un ton calme, mais on sent la colère monter).

L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration il y a des chambres à gaz. »

Leibowitz : (se tourne vers son interlocuteur dans un mouvement de colère) « C’EST VOTRE PROPHETIE ! »

 
...
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 Je suis restée scotchée sur mon fauteuil pendant un long moment. J’avais l’impression d’être sortie du temps. J’avais envie de traverser l’écran et les années pour être auprès de Yechayahou Leibowitz, l’écouter, le regarder, boire ses paroles. J’envie ses proches qui l’ont côtoyé et qui perpétuent son difficile mais nécessaire héritage. Il était la conscience d'un pays rongé par l'idée du Grand Israël. Il n'a eu de cesse de tenir face à ses concitoyens le miroir aveuglant de leurs propres turpitudes. Adulé par les uns, haï par les autres, il n'a laissé personne indifférent. Nominé pour le Prix d’Israël en 1992, il finira, après de longues hésitations, par y renoncer car Rabin avait annoncé qu’il n’y participerait pas. Leibowitz avait prédit l’assassinat de Rabin par la frange religieuse ultra nationaliste israélienne. Celui qu’on avait surnommé le « Prophète de la colère » mourra un an avant l’assassinat du Premier ministre.

                                                          

Voici le lien vers le trailer du documentaire:

Le DVD sort le 2 juin 2013. Inutile de vous dire d’aller l’acheter… et de vous précipiter sur les nombreux écrits de Yechayahou Leibowitz.

                                                                                                                                                               

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