mardi 28 mai 2013

27 mai 2013: AHARON APPELFELD au Centre National du Livre, Paris



Cela faisait deux semaines que j’étais au courant de la venue d’Aharon Appelfeld à Paris et de sa présence au Centre National du Livre, rue de Verneuil (la rue de Serge Gainsbourg !), pour y présenter son ouvrage Les eaux tumultueuses paru aux éditions de l’Olivier en 2013, en 1988 chez Keter sous le titre Ritspat Esh רצפת אש qui signifie « plancher/sol de feu ». Valérie Zenatti, traductrice attitrée, talentueuse et charmante d’Aharon Appelfeld, a choisi une traduction pour le moins opposée à l’originale, mais comme je n’avais pas lu le livre avant ce soir, il m’a été difficile de la questionner sur ce choix, qui m’apparaîtra sans doute évident une fois que je l’aurai lu.

 Les eaux tumultueuses


Cela faisait donc deux semaines que j’étais sur (dans ?) les starting-blocks ! j’avais déjà eu la chance de voir Aharon Appelfeld et Valérie Zenatti il y a trois ans à Paris dans une librairie du 12ème, où ils présentaient L’héritage nu, qui reprend trois conférences d’Appelfeld sur la Shoah, et qui s’achève sur ces lignes : « Nous avons coutume de penser que la Seconde Guerre mondiale a éteint la dernière étincelle de foi juive. Tel n’est pas le cas. Comme toute éruption volcanique, la Shoah a ramené au jour des couches profondes. Comment pouvons-nous les transformer en vision spirituelle ? La question reste. Elle restera. »

 




 Ce qui est sûr, c’est que chaque lecture d’Aharon Appelfeld est une expérience spirituelle et sensorielle, voire sensuelle, et chaque rencontre avec lui… équivaut à une journée passée à la choule ou dans un cours de kodesh, tellement l’intensité, le calme, la sagesse qu’il dégage sont grands, éblouissants, transcendants. Émouvants aussi, bien sûr, quand il évoque son enfance, ses parents, ses grands-parents. Et pourtant, comme nous l’avons découvert lundi soir, Aharon Appelfeld n’est pas croyant au sens traditionnel du terme.




La salle est bondée, le public heureux, impatient, francophone et hébréophone. Aharon Appelfeld apparaît et immédiatement l’atmosphère change, devient plus dense, recueillie. Ce petit homme est incroyablement imposant. Il s’assoit,  nous regarde de ses yeux bleu délavé derrière ses lunettes, avec un sourire bienveillant. Il a l’air intimidé… c’est juste une apparence. Les questions commencent, je ne les ai pas retranscrites, en voici les réponses, chuchotées au micro et à l’oreille de Valérie Zenatti en hébreu :




C’est quoi, un écrivain ? c’est quoi, un livre ?

  • « Chaque écrivain écrit un seul livre. Chaque livre est un paragraphe. Proust a écrit un seul livre, Kafka a écrit un seul livre, Dostoïevski a écrit un seul livre, que l’on pourrait appeler St-Pétersbourg.  Je ne me compare pas à eux, mais j’essaye d’être qui je suis. On pensait que l’écrivain est comme une créature qui comprend le monde. Maintenant on comprend que ce n’est pas le cas. Chaque livre est un nouveau chapitre qui ne comprend pas le monde. »

La relation aux personnages :

  • « Ce qui reste à l’écrivain c’est d’être lui-même. Pas trop intelligent, pas trop modeste. Tous les personnages, c’est moi. Il est plus facile pour moi de m’identifier à des femmes. Peut-être, comme Freud notre maître aurait dit : « Si tu aimes ta maman, tu vois le monde avec une teinte féminine. » Quand j’ai commencé à écrire, c’était sur des femmes. Tout ce que j’écris, je le tends vers le côté féminin. Rita (l’héroïne des Eaux tumultueuses) m’est complètement compréhensible. C’est une extension de moi. »

Ce que ses parents et ses grands-parents lui ont transmis : (spiritualité et rationalité)

  • « J’étais enfant quand a éclaté la Seconde Guerre mondiale. J’avais huit ans. Pourtant j’avais peur d’être obligé de me séparer de mes parents. C’était l’atmosphère de ces années-là, le sentiment que bientôt ils ne seraient plus là. J’étais fils unique, très lié à mes parents. Et à mes grands-parents. Par mes parents j’étais lié au monde moderne, par mes grands-parents au monde religieux. La religion et le côté féminin sont ancrés profondément dans mon cœur. Je me souviens de mon grand-père qui se lève le matin, ouvre les volets et prie, afin qu’il ‘y ait pas de séparation entre lui et les cieux. Je me souviens de son rapport aux choses, aux plantes, aux animaux… sans aucune cérémonie. Je sentais que le monde était proche de lui. La façon dont il touchait une assiette, un fruit, sont encore dans mon cœur. Grand-père m’a donné le lien au monde. Ma mère m’a transmis l’amour du mot, de la littérature. Mon père avait un rapport rationnel au monde. Ce qui n’était pas rationnel le mettait hors de lui. »
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L’amour :

  • « Depuis mon enfance, j’étais entouré de beaucoup d’amour, et cet amour m’a accompagné pendant toute la guerre. Mes parents je les ai sentis avec moi pendant toute la guerre. Nous parlons de la Shoah comme de quelque chose de terrible dont nous ne pouvons pas parler. Mais il y avait aussi beaucoup d’amour. Les mères protégeaient leurs enfants jusqu’à leur dernier souffle. Pendant la déportation en Ukraine, parfois on voyait un père petit, chétif, porter ses trois enfants sur son dos. Mon père aussi m’a porté sur son dos. Quand on a été séparé j’ai fui dans les forêts, et là, j’étais avec les gens de l’underground, la pègre. Et là aussi, j’ai expérimenté beaucoup d’amour. La prostituée qui m’a recueilli, elle faisait ce qu’elle avait à faire dans sa chambre, et le soir venu, elle bavardait avec moi. Je l’ai quittée pour plusieurs raisons. Même chez les criminels avec qui je me suis retrouvé, et qui n’ont jamais su que j’étais juif, j’ai trouvé de l’amour. Ils m’aimaient. C’est l’amour qui m’a construit comme homme et écrivain, et il m’accompagne jusqu’à aujourd’hui. »

100% assimilé et 100% juif:

  • « Je ne suis pas un écrivain politique. Je m’occupe de l’être humain, en d’autres termes, de moi. Mes parents étaient européens et m’ont transmis cet héritage. Mes grands-parents, c’est un peu plus compliqué. Comme je les aimais ils m’ont donné ce que mes parents ne pouvaient me donner : le côté métaphysique. Je ne vivais pas de conflit entre les deux. Je sens un lien naturel envers le judaïsme. Je pense qu’on peut être 100% assimilé et 100% juif."

Symbole?

  • « En général je ne m’occupe pas des symboles. La littérature doit être claire, directe. Je m’intéresse aux êtres vivants. Le symbole est superflu, c’est une forme de perversion. Rita part en Palestine car elle veut du soleil, du sable, la mer, et elle sait que c’est ce qu’elle trouvera là-bas. La petite synagogue a du sens dans le récit. Quand Rita la voit, elle comprend qu’elle appartient à une tribu avec un lien métaphysique, une discussion entre le haut et le bas. Elle est comme une petite fille, elle découvre ça avec un grand étonnement. J’aime écrire sur les enfants, ils ont un regard plein de fraîcheur sur le monde, pas comme les adultes, qui sont abîmés… »  
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  • C’est au tour de Valérie Zenatti de répondre : pour elle, traduire les livres d’Aharon Appelfeld, c’est une occasion de côtoyer mot-à-mot un grand écrivain qui a un regard singulier sur le monde. La traduction est la lecture la plus intime et minutieuse qui soit. 
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  • Enfin Aharon Apelfeld répond aux questions du public :

-          Il parlait allemand jusqu’à l’âge de huit ans, puis l’ukrainien, le roumain. Son allemand est extrêmement élémentaire.

-          Il n’est pas Juif croyant au sens traditionnel. Il essaye de comprendre jusqu’à aujourd’hui la foi de ses parents.

-          Il n’utilise pas des mots comme «traumatisme ». La question est toujours de savoir : qu’est-ce que tu fais avec ça ? où ça t’emmène ? Depuis qu’il a été séparé de ses parents, il a connu des moments de désespoir, mais il ne les laisse pas conduire sa vie.

-          Il était seul en Israël, il n’avait personne, il travaillait au kibboutz le jour et apprenait l’hébreu le soir. Plus tu apprends l’hébreu, plus tu comprends que c’est une langue chargée de divin. Quand tu te rends compte de ça, ta main tremble en écrivant chaque mot.

-          Il a étudié à l’Université hébraïque de Jérusalem, où il a eu comme professeurs Gershom Cholem et Martin Buber. Martin Buber était aimé dans le monde chrétien, aussi dans le monde juif. Il a joué un rôle important dans le retour des Juifs allemands au judaïsme. Buber était un Juif moderne, il n’a jamais mis les pieds dans une synagogue.



Aharon Appelfeld est un grand petit homme. Courageux, humble, attachant. Il ressemble à un enfant. On a envie de passer beaucoup de temps avec lui, de le serrer dans ses bras, de l'entourer d'amour, de le protéger. On a envie de lui dire que désormais il est hors de danger, loin de l’Ukraine, de l’horreur. Peut-être, au fond, n’a-t-il jamais grandi : il est resté cet enfant amoureux de sa maman, de son grand-père, qui portait un regard naïf et émerveillé sur ce qui l’entourait. Les eaux tumultueuses sont passées sur lui ; malgré tout, il a su se reconstruire, et offrir au monde une œuvre touchante, magnifique, essentielle, qui parle de lui, donc de nous.

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