Le premier se retire de la scène à l’âge de 36 ans pour ne plus jouer et
enregistrer qu’en studio. Le second jouera toute sa vie en public. Gould se
veut anonyme, quitte à disparaître derrière son interprétation ; Menuhin
privilégiera toujours le contact avec le public. Glenn ne supportait pas les
salles de concert, leur préférant la froideur, l’intimité et la solitude des
studios d’enregistrement, tandis que Yehudi n’aimait rien tant que
l’interprétation vivante devant son public. Cette opposition apparente ne les a
pas empêchés de se rencontrer pour jouer et enregistrer ensemble. Leur vision
de la musique les séparait, mais leur génie et leur amour de la musique les a
rapprochés.
Ami Flammer, violoniste virtuose et généreux, a eu l’idée de montrer ce duo
improbable, avec un Charles Berling expressif et inspiré dans le rôle de Gould.
Ironie du théâtre, ils ont choisi de mettre au centre de la scène le studio
d’enregistrement de Glenn Gould, là où justement il se réfugiait, la nuit, loin
de toute salle de concert, pour travailler ses enregistrements, s’arrêtant et
reprenant quand il le souhaitait, sans souci immédiat de son public. Autre idée
de mise en scène, assez déroutante, le flou entourant l’identité des
comédiens ; bien sûr, Ami Flammer est Yehudi Menuhin, Charles Berling
Glenn Gould ; mais au début et par endroits, ils sont Charles et Ami, le
comédien et le violoniste travaillant à la mise en scène de ce Gould/Menuhin,
puis ils sont leurs personnages, Berling plus souvent que Flammer qui raconte
la vie de Menuhin plus qu’il ne l’incarne. On a ainsi l’impression d’assister
à un work in progress un peu décousu,
comme si les comédiens n’avaient pas pu faire un choix définitif
d’interprétation. Ami Flammer salue d’ailleurs le public quand il entre en
scène, accueilli par Charles Berling déjà habillé en Glenn Gould. Ce parti-pris
témoigne peut-être de l’admiration et du respect portés aux deux génies, et de
la distance nécessaire sans doute à leur représentation.
Jusqu’à la rencontre finale, la pièce alterne les portraits de Gould et
Menuhin. On a ainsi droit à quelques morceaux savoureux, comme le yoga que le
violoniste pratiquait afin de réduire les tremblements de son bras droit,
sollicité trop tôt par un violon trop grand pour le petit prodige de sept ans ;
et l’on voit Ami Flammer s’asseoir jambes exagérément croisées sur une chaise
afin d’y bien caler son dos, position que Menuhin avait inventée et transmise à
ses élèves, et que Flammer a reprise à son compte. En dépit de l’admiration
évidente que Flammer porte à son mentor, il n’est pas dupe de la prétendue
humanité du maître ; il évoque la naïveté de son modèle, persuadé que la
musique pouvait sauver le monde, à tel point qu’il insista pour organiser un
concert en 1946 à Berlin pour les rescapés des camps. Certain d’être accueilli
par une foule enthousiaste, quelle ne fut pas sa surprise de ne découvrir
qu’une cinquantaine de personnes, qui avaient vu quel usage les nazis faisaient
de la musique classique dans les camps. Après une discussion acharnée, les
survivants se laissent convaincre de revenir le lendemain avec leurs camarades,
mais Menuhin leur répond qu’il ne sera plus là car il a un concert « très
important » à donner à Mexico… réponse absolument terrifiante de la part
d’un homme qui se disait sensible à la souffrance des autres. La critique
affleure également dans le portrait de Gould par Berling, qui le campe en
artiste paranoïaque et hypocondriaque, et qui insiste sur sa misanthropie et
son perfectionnisme poussé à l’extrême, ce qui le rend souvent ridicule.
On sent bien cependant la profonde admiration de Berling et Flammer pour leurs personnages, et le travail effectué sur les personnalités exceptionnelles de ces deux génies musicaux, dont la vie fut toute entière tournée vers la musique, bien plus que vers les humains, quitte à nous laisser souvent perplexes face à certains de leurs agissements.
On sent bien cependant la profonde admiration de Berling et Flammer pour leurs personnages, et le travail effectué sur les personnalités exceptionnelles de ces deux génies musicaux, dont la vie fut toute entière tournée vers la musique, bien plus que vers les humains, quitte à nous laisser souvent perplexes face à certains de leurs agissements.
Évidemment, les moments les plus forts sont ceux où joue Ami Flammer. On se
laisse emporter par la grâce, malgré la présence d’une jeune actrice, tour à
tour double interrogateur de Gould, épouse de Menuhin, chanteuse de music-hall,
plus potiche et visiblement mal à l’aise dans ce rôle de faire-valoir, et sur
laquelle se clôt la pièce : depuis le début elle veut interpréter une
chanson de Pétula Clark, « Downtown », car, dit-elle, Gould l’aimait
beaucoup. Elle finit par la placer à la fin, accompagnée de Flammer jouant d’un
mini-violon, et de Berling à l’harmonica. Comme l’a très justement remarqué une
spectatrice derrière moi, c’est quand même dommage de ressortir d’une pièce sur
Gould et Ménuhin avec une chanson de Pétula Clark en tête. De fait, Gould
aimait beaucoup la chanteuse, qu’il trouvait nuancée et plus intérieure que les
Beatles. Ultime provocation du pianiste envers son public, comme pour mieux se
venger de s’être retrouvé sur scène si longtemps après l’avoir quittée.
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