Poète,
dramaturge, critique et traducteur franco-italien né en 1975 et installé à
Paris, Fabrizio Bajec fait partie de ces rares auteurs dont on se dit, en les
lisant, qu’on aurait aimé les lire avant, et qu’on aimerait que tout le monde
les lise. Sa plume à la fois précise,
incisive, intime et intelligente nous grandit immédiatement.
Fabrizio Bajec est
l’auteur d’une plaquette de poèmes intitulée Entrer dans le vide, parue
aux éditions Fram en 2012. Interrogé sur sa pratique de la poésie, il
dit : “J’ai toujours considéré la poésie
comme un marteau-piqueur creusant dans la terre pour extraire les sucs
essentiels pour l’homme. Si la poésie ne sert à rien, elle est toutefois
nécessaire. Proche de la prière, une prière laïque, elle ne doit cependant
jamais céder à l’envol abstrait, au leurre d’une refondation de la réalité.
Elle doit, au contraire, nous dire ce que nous sommes aujourd’hui, ce que nous
faisons.”
On
attendait non sans impatience son nouvel opus, intitulé en italien « Con
te, senza Dio », en français « Loin de Dieu, près de toi ».
C’est un choc. Certains y retrouveront Paul Celan, d’autres Allen Ginsberg
(oui, deux auteurs aux antipodes !). Pourquoi ces références ? Car il
s’agit d’une sorte de Kaddish prononcé tout au long de l’agonie de sa
mère. En vingt étapes, le poète plonge dans ces jours gris d’hôpital, dans sa
douleur, dans le déclin de celle qu’il nomme « mon amour », pour mieux
les dépasser et s’ouvrir au monde.
« Con
te, senza Dio » est un acte d’un courage extrême. Pour mieux surmonter « ce
qui hurle en lui », l’auteur, non content de retranscrire une expérience
terrible et presque impossible à dire, l’a traduite lui-même de l’italien vers
le français, puis a retravaillé le texte italien à partir de la traduction
française. Son travail de deuil, il l’a accompli à la force de la langue, de
l’écriture, et par un formidable labeur de réécriture, un peu vertigineux. Paru
d’abord en 2005 en italien, « Con te, senza Dio » est repris en 2009,
toujours en italien, par un éditeur peu scrupuleux qui ampute le cycle des vingt
stances. En 2012, l’auteur ressent « le besoin de revenir sur cette série
funèbre et de la traduire de l’italien. » L’exercice difficile de la
traduction lui fait comprendre qu’il doit remanier le texte italien. Ainsi,
comme il l’écrit dans le court essai « D’une langue à l’autre. Un exercice
d’approfondissement » qui suit le poème: « Le nouveau texte
devient donc une méditation sur l’original, une étude, un
approfondissement. »
« Con
te, senza Dio » est sans aucun doute une œuvre d’une grande maturité et
d’une clairvoyance aigüe sur la mort et les liens de famille qui apparaissent
sous un jour nouveau, à la lumière blafarde du « corridor des
infectés ». Fabrizio Bajec examine le lien d’amour qui l’unit à sa mère de
plus en plus diaphane et grise, l’interroge sur ce qu’il éprouve pour elle
(« Avais-tu prévu l’amour que je te porte ? »), dit la façon
dont le mal dont elle souffre imprime sa chair à lui (« Ton mal
s’écrit en moi petit à petit. »), décrit les soins, l’attitude du père, l’ambiance
de l’hôpital où la mort rôde.
« Loin
de Dieu, près de toi » oscille sans cesse entre le glauque et le sublime,
l’intime d’une relation filiale et des soins apportés au corps et la froideur
« du service des pestiférés », le lyrisme et le réalisme.
Bajec
réussit cet équilibre subtil, à la frontière du voyeurisme et de la pudeur. On
a l’impression d’assister à la marche d’un équilibriste sur un fil ; à
chaque pas il risque la chute. On retient son souffle. Et le poète achève son
voyage sans un faux pas, dans une strophe qui contient toute la beauté et
l’émotion mêlées de réalisme et qui sont la marque, l’essence de sa poésie.
Découvrir
cette œuvre, c’est apprendre ou réapprendre la force de la prière.
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