Projeté jeudi 4 avril à 14h, au deuxième jour du Festival, ce documentaire
d’une heure a rassemblé une quarantaine de personnes. Une heure, pour un sujet
aussi monumental que Yeshayahou Leibowitz, c’est peu. En fait, le documentaire d'Uri Rosenwaks dure trois heures, dont seule la première partie a été sous-titrée en français. Mais que sont trois heures par
rapport à cet homme qui vécut de 1903 à 1994, échappa de peu au nazisme, étudia
en Suisse, s’installa en Israël, et devint la figure la
plus marquante de l’opposition israélienne à l’occupation.
Né à Riga,
dans l’empire russe, il obtient un doctorat en chimie et philosophie à Berlin,
puis un doctorat en médecine et biochimie à Bâle en 1934. La même année il
s’installe en Palestine, car il comprend qu’il ne pourra plus jamais retourner
à Berlin où il est recherché par les nazis du fait de ses activités sionistes,
et devient professeur de chimie organique à l’Université hébraïque. Puis
enseigne la neurologie, la biologie et la neuropsychologie. Parallèlement, il enseigne la philosophie à l’université de Haïfa.
Il prend sa retraite en 1973 et continue d’enseigner la philosophie à
l’Université hébraïque. Il était très pratiquant, disciple et admirateur de
Maïmonide, il servait Dieu non pas pour ses éventuels bienfaits, mais de
manière totalement désintéressée. Il était profondément sioniste, ne
s’imaginait pas vivre dans un autre pays qu’Israël, et il fut le plus virulent critique de la politique de son pays, qu’il qualifia de
« judéo-nazie ».
Le documentaire alterne images d’archives et séquences tournées auprès des
petits-enfants, disciples et opposants à Leibowitz. Car presque vingt ans après
sa mort, il est toujours aussi présent dans les médias israéliens, tant sa
pensée était puissante, percutante, prophétique. Il est le premier à avoir
perçu le danger, pour Israël, de l’occupation des territoires après la victoire
de 1967. Le Dr. Yehuda Melzer se souvient de cette voix sortant du transistor
et intimant aux Israéliens l’ordre de partir : « להסתלק! »
« Se retirer ! » En 2010, face à la caméra d’Uri Rozenwaks,
l’homme grisonnant est encore visiblement impressionné par cette voix qui avait
immédiatement compris qu’Israël allait perdre son âme. On ne peut s’empêcher de
faire le lien avec « The Gatekeepers », où un des dirigeants du Shin
Beth dit approuver la pensée de Leibowitz. Melzer insiste : « Il
n’a pas hésité un instant ». Dès lors, Leibowitz ne cessera de fustiger la
politique de son pays, de s’opposer aux actions de l’armée dans les territoires.
En fait, cette prise de conscience est venue à Leibowitz après l’opération
Qibya. En 1953, en représailles à l’assassinat de la famille Qanias par des
Palestiniens, Ben Gurion et Moché Dayan décident sans en parler au gouvernement
de lancer l’unité 101 contre le village de Qibya. C’est un massacre. Leibowitz
ne comprend pas comment des jeunes gens, des Israéliens, des Juifs, ont pu
obéir à un tel ordre et tuer des gens innocents. Tout son être profondément
juif, et donc moral, s’insurge. Il écrit « Après Qibya » où il
qualifie cette opération d’acte immoral. Et parle de fascisme pour désigner
cette valeur suprême que le peuple juif est devenu. C’est un tollé, et le début
pour Leibowitz d’une longue série de tollés… car l’homme, juif, sioniste, israélien,
qui se dit sans cesse appartenir à ce peuple, l’aime trop pour le laisser se
corrompre. Ses cibles sont l’armée, où vont pourtant ses enfants et ses
petits-enfants, et où il a lui-même servi en 1948, et le mouvement
national-religieux des colons. Habitué des scandales, fin connaisseur de la
Torah et du Talmud, il n’hésite pas à provoquer ses interlocuteurs pour mieux
les faire réfléchir. Certains lui reprochent d’aller trop loin dans ses
provocations, comme le Pr. Asa Kasher, de l’Université de Tel-Aviv, qui
reconnaît à Leibowitz de grandes qualités pédagogiques, car il agaçait son public pour attirer son attention, à tel point parfois qu’il risquait de
perdre ses auditeurs, comme lorsqu'il compara Tsahal à l'armée nazie.
Leibowitz était un rebelle, un homme libre, un libre-penseur. Il n’a pas
hésité à appeler à la guerre civile. Les images d’archive dégagent une
puissance incroyable. Leibowitz était maigre, pas très grand, extrêmement
intelligent, brillant, il ne se laissait pas démonter sur les nombreux plateaux
télé où il était régulièrement invité, et où il en imposait par sa stature
morale intransigeante. Lors d’une des ces joutes télévisuelles, il est face
à un homme qui lui reproche d’avoir comparé Gaza à un camp de
concentration :
L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration
il y a des chambres à gaz. »
Leibowitz : (ne regarde pas l’homme, parle calmement) « Je sais
qu’il existe des camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. »
L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration
il y a des chambres à gaz. »
Leibowitz : (ne regarde pas l’homme, parle calmement) « Je sais
qu’il existe des camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. »
L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration
il y a des chambres à gaz. »
Leibowitz : (ne regarde pas l’homme) « Je sais qu’il existe des
camps de concentration où l’armée emprisonne des Palestiniens. » (Toujours
sur un ton calme, mais on sent la colère monter).
L’homme : (regarde Leibowitz) « Et dans ce camp de concentration
il y a des chambres à gaz. »
Leibowitz : (se tourne vers son interlocuteur dans un mouvement
de colère) « C’EST VOTRE PROPHETIE ! »
…
...
...
Je suis restée scotchée sur mon fauteuil pendant un long moment. J’avais l’impression d’être sortie du temps. J’avais envie de traverser l’écran et les années pour être auprès de Yechayahou Leibowitz, l’écouter, le regarder, boire ses paroles. J’envie ses proches qui l’ont côtoyé et qui perpétuent son difficile mais nécessaire héritage. Il était la conscience d'un pays rongé par l'idée du Grand Israël. Il n'a eu de cesse de tenir face à ses concitoyens le miroir aveuglant de leurs propres turpitudes. Adulé par les uns, haï par les autres, il n'a laissé personne indifférent. Nominé pour le Prix d’Israël en 1992, il finira, après de longues hésitations, par y renoncer car Rabin avait annoncé qu’il n’y participerait pas. Leibowitz avait prédit l’assassinat de Rabin par la frange religieuse ultra nationaliste israélienne. Celui qu’on avait surnommé le « Prophète de la colère » mourra un an avant l’assassinat du Premier ministre.
...
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Je suis restée scotchée sur mon fauteuil pendant un long moment. J’avais l’impression d’être sortie du temps. J’avais envie de traverser l’écran et les années pour être auprès de Yechayahou Leibowitz, l’écouter, le regarder, boire ses paroles. J’envie ses proches qui l’ont côtoyé et qui perpétuent son difficile mais nécessaire héritage. Il était la conscience d'un pays rongé par l'idée du Grand Israël. Il n'a eu de cesse de tenir face à ses concitoyens le miroir aveuglant de leurs propres turpitudes. Adulé par les uns, haï par les autres, il n'a laissé personne indifférent. Nominé pour le Prix d’Israël en 1992, il finira, après de longues hésitations, par y renoncer car Rabin avait annoncé qu’il n’y participerait pas. Leibowitz avait prédit l’assassinat de Rabin par la frange religieuse ultra nationaliste israélienne. Celui qu’on avait surnommé le « Prophète de la colère » mourra un an avant l’assassinat du Premier ministre.
Voici le lien vers le trailer du documentaire:
Le DVD sort le 2 juin 2013. Inutile de vous dire d’aller l’acheter… et de
vous précipiter sur les nombreux écrits de Yechayahou Leibowitz.
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